Chameau !
Le 4 avril 2009 Voir les commentaires (3)
Chameau, n’est pas, comme le Poisson d’un précédent billet, un mathématicien [1], ce n’est pas non plus une invective (lancée envers tel ou tel collègue goujat en un billet vengeur), mais c’est un des personnages de l’histoire du « chameau symplectique », dont le héros est, encore une fois, Mikhail Gromov.
Paroles d’Évangile(s)
Il est plus facile pour un chameau de passer à travers le chas d’une aiguille que pour un riche d’entrer au Royaume des cieux [2].
Essayons donc aujourd’hui de « faire passer le chameau » [3]. La raison de se livrer à un tel exercice ? Eh bien, c’est encore une fois parce que Misha Gromov a reçu le prix Abel. Et parce que Misha Gromov, géomètre à l’imagination foisonnante, a, parmi les nombreuses cordes de son arc [4] la géométrie symplectique et, parmi les nombreuses flèches tirées avec cette corde, la résolution du problème du chameau symplectique.
Le chameau
Trichons. Modélisons. Mathématisons. De sorte que la question naïve « chameau ou dromadaire » ne se pose pas : nous remplaçons l’animal par une grosse boule de pâte à modeler, sans os, donc. Et nous remplaçons le chas de l’aiguille par un petit trou dans un mur. Le problème est devenu :
Faire passer une (grosse) boule d’un côté du mur à l’autre en utilisant un (petit) trou. Ici « grosse » et « petit » signifient ce que vous avez déjà imaginé : le diamètre du trou est plus petit que celui de la boule.
La réponse est assez claire : oui, on peut déformer la boule (en l’amincissant) et la faire passer de l’autre côté.
Volume vs symplectique
Ce problème était trop facile, un jeu d’enfant. Alors faisons-en un « vrai » problème, un difficile. Dans notre solution du problème enfantin, nous avons, remarquons-le, conservé le volume du « chameau » (on n’a pas perdu de pâte à modeler).
Le problème du « chameau symplectique » est toujours de faire passer une grosse boule à travers un petit trou, mais on impose maintenant de conserver, pas seulement le volume, mais une forme symplectique. Je pourrais vous donner ici une définition... je vais essayer autre chose. L’espace dans lequel vit notre chameau, que vous avez, j’en suis sûre, imaginé jusqu’ici être le brave espace de dimension 3 habituel, avec ses trois cordonnées, est maintenant structuré de façon un peu plus compliquée : les coordonnées arrivent deux par deux, comme si à chaque position était attaché un moment cinétique (ou une vitesse) [5]. Et il y a comme des petits volumes attachés à chaque groupe de coordonnées.
Du coup, l’espace du chameau est de dimension paire, 2, 4, etc. En dimension 2 (un chameau plat dans un plan, un interstice dans une droite partageant ce plan en deux), le problème n’a pas changé (il faut remplacer « volume » par « surface »), le chameau symplectique plat passe !
Mais dans les dimensions 4 et plus, le problème est devenu beaucoup plus difficile. C’est tout l’arsenal des courbes pseudo-holomorphes, une technique inventée par Gromov vers 1985 [6], qu’il faut appeler au secours pour essayer de faire passer le chameau en lui gardant toujours sa « structure symplectique ».
Et le résultat est bien pire que ce que nous avaient annoncé les Évangiles :
En dimension $\geq 4$, il est impossible à un chameau symplectique de passer par le chas d’une aiguille [7].
Eh bien, chapeau [8] !
Notes
[1] d’ailleurs nous ne sommes plus le 1er avril.
[2] Évangiles, notamment selon Saint Luc.
[3] Pas pour aider les riches de l’Évangile à accéder au paradis, ils se débrouillent très bien sans l’aide des mathématiciens.
[4] En parlant de cordes, mentionnons que Gromov est, aussi, funambule !
[5] D’ailleurs, la géométrie symplectique a été inventée, à l’origine, pour écrire les équations de la mécanique classique.
[6] Et qu’il n’est pas possible de décrire davantage dans un tel billet.
[7] On peut faire passer une boule, de façon à préserver la forme symplectique, par un trou si et seulement si le diamètre de la boule est inférieur au diamètre du trou.
[8] Il n’y a pas de faute de frappe dans cette dernière ligne.
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Pour citer cet article :
Michèle Audin — «Chameau !» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
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Commentaire sur l'article
Boa symplectique
le 5 avril 2009 à 11:46, par a.leblanc
Boa symplectique
le 5 avril 2009 à 12:28, par a.leblanc
Boa symplectique
le 6 avril 2009 à 16:55, par Michèle Audin