Devinette multicolore
Piste verte Le 4 février 2010 Voir les commentaires (1)
Voici des photos, sous plusieurs angles, d’un anneau de bois que j’ai peint. Saurez-vous trouver ce que ce coloriage a de particulier ? Bien sûr, le mieux serait de tenir l’objet en main, ce qu’ont pu faire les visiteurs de la fête de la science 2008 à Strasbourg, pour laquelle j’ai réalisé [1] cet objet. La réponse est donnée après les photos.
On peut aussi tourner autour de l’anneau posé sur une table, sur une de ses faces :
et posé sur l’autre de ses faces :
Après cette visite, vous avez deviné je pense. La surface de l’anneau est partagée en sept zones de sept couleurs différentes, et chaque zone touche toutes les autres. Ce présent billet est donc un écho à un précédent article de ce site. Cet article évoquait le célèbre théorème des quatre couleurs :
- On remarque facilement que certaines cartes nécessitent quatre couleurs pour que deux pays voisins soient toujours de couleur différente. Regardez par exemple une carte représentant l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et la France. Chaque pays touche les trois autres, il faut au moins quatre couleurs.
- Dans l’autre sens, et c’est très difficile à montrer, n’importe quelle carte dessinée sur une sphère ou sur un plan peut être coloriée avec seulement quatre couleurs, de sorte que deux pays voisins soient toujours de couleur différente.
La surface de l’anneau présentée ici montre donc que, si quatre couleurs suffisent toujours pour colorier les cartes dessinées sur une sphère ou un plan, ce n’est plus forcément vrai pour des cartes tracées sur d’autres surfaces. La surface d’un anneau s’appelle un tore :
- Comme ici chacune des sept zones touche toutes les autres, sept couleurs au moins sont nécessaires pour colorier cette carte tracée sur le tore.
- On peut montrer par ailleurs, mais c’est difficile, que n’importe quelle carte dessinée sur un tore peut être coloriée avec seulement sept couleurs. Un « théorème des sept couleurs » est vrai pour le tore.
La géopolitique terrestre n’est pas simple, mais estimons-nous heureux de ne pas habiter une planète torique, où les problèmes de voisinage peuvent être encore plus complexes !
On peut continuer à se poser la même question pour toute sorte de surfaces. Par exemple, on appelle « surface compacte orientable de genre 2 » la surface d’une « bouée à deux places, » comme sur le dessin qui suit. On appelle « surface compacte orientable de genre 3 » celle d’une « bouée à trois places », etc.
Pour la surface de genre deux, il faut et il suffit de disposer de huit couleurs pour colorier n’importe quelle carte. Pour celle de genre trois, il faut et il suffit d’utiliser neuf couleurs.
J’ai trouvé cette information... sur wikipedia [2] : remplacez le genre g par 2, puis par 3, dans la deuxième formule du paragraphe Généralisations du théorème des quatre couleurs. Le crochet ouvert en haut qui entoure l’expression signifie « partie entière » : on oublie ce qui est après la virgule.
Enfin, Jérôme Germoni me signale une version polyédrale du coloriage du tore présenté dans cette article, sur l’excellent site mathcurve. Ce « polyèdre de Szillassi », du nom du mathématicien hongrois qui l’a conçu, est en forme de tore, et il comporte sept faces qui se touchent toutes mutuellement.
Les coulisses de la conception de ce tore
Pour ceux qui veulent aller un peu plus loin, voici comment j’ai partagé le tore en sept zones. Je n’ai pas procédé au hasard. Essayez donc de trouver cinq zones toutes mutuellement voisines, puis six, à tâtons : ce n’est pas facile. Cette construction est l’occasion de découvrir, en images, la manière classique pour les mathématiciens de concevoir le tore, surface extrêmement usuelle et riche de propriétés particulières.
Trois idées se cachent derrière l’établissement de la carte :
- un tore, c’est une Pac planète,
- chaque carte est codée par un ensemble de points reliés par des traits (on dit un graphe),
- on peut obtenir un dessin (un graphe) bien régulier en utilisant des « droites » du tore, vu comme au point 1.
1. Un tore, c’est la planète de Pac Man, ou « Pac planète ».
Difficile de faire de la géométrie sur un tore vous ne trouvez pas ? Un tore est rond et tordu, il a toujours une face cachée quel que soit le point de vue... Dans cette partie, on va le déplier, comme on étalerait le patron d’un vêtement. On y verra alors plus clair pour la suite.
J’emprunte l’expression de Pac planète à Matthieu Gendulphe, qui l’utilisait pour de la vulgarisation lors de sa thèse à Bordeaux [3]
Les lecteurs de plus de trente ans se souviennent du célèbre Pac Man, ancêtre des jeux vidéo. Ce personnage habite un labyrinthe carré. S’il sort par la sortie du côté droit, il réapparaît instantanément dans l’entrée côté gauche, et vice-versa. Ici, on
imaginera aussi que Pac Man peut sortir par le haut, ce qui n’était pas prévu dans le jeu, en réapparaissant alors instantanément en bas et vice-versa.
Bref, Pac Man habite un tore. En effet, un tore est un carré dont les côtés gauche et droit, d’une part, et haut et bas, d’autre part, sont identifiés l’un à l’autre, ou collés l’un à l’autre si vous préférez. Je vais trop vite ? Reprenons cette affirmation image par image.
Voici comment transformer un tore en un carré. Découpez un tore le long d’un petit cercle comme sur le dessin de gauche. Vous obtenez un cylindre. Le cercle de découpe, marqué d’un chevron « > », se dédouble et apparaît à chaque extrémité du cylindre. Découpez alors ce cylindre le long d’un segment reliant ses extrémités. Vous obtenez alors un carré, où la deuxième ligne de découpe, dédoublée également, constitue les côtés haut et bas, marqués d’un double chevron « >> ». La première ligne de découpe, dédoublée, devient les côtés droit et gauche du carré.
En parcourant les étapes ci-dessus de droite à gauche, on reconstitue, par collage, un tore à partir d’un carré. Recollez les côtés haut et bas, voici un cylindre. Recollez alors les extrémités droite et gauche du cylindre, vous retrouvez un tore. Autrement dit, par ces deux collages, ou coutures, successives, vous avez habillé un tore à partir d’un patron carré.
Or, les côtés droit et gauche d’une part, et haut et bas d’autre part, du carré de Pac Man communiquent magiquement. Cette magie s’explique sans difficulté si on imagine que ce carré habille en fait un tore, selon la manipulation ci-dessus. Les côtés droit et gauche du Pac-carré sont en fait deux images d’un même cercle du tore sur lequel vit Pac Man. Idem pour les côtés haut et bas.
Pour concevoir ma carte, il me suffit donc de la tracer sur un carré, de sorte que ses côtés droit et gauche, d’une part, et haut et bas, d’autre part, se recollent de manière cohérente. C’est ce que j’ai fait :
Vérifiez que je ne mens pas ! Le collage haut-bas est cohérent : de gauche à droite apparaissent un peu d’orange, beaucoup de vert, puis de jaune, puis un peu de bleu. Je peux reconstituer un cylindre par collage, en recollant haut et bas. Chaque couleur sera recollée contre sa semblable. De même, on peut recoller droite et gauche.
Une fois ce patron établi, je l’ai donc reporté à l’aide d’un rapporteur sur mon tore en bois. J’ai reporté les points importants, puis les ai reliés, obtenant des zones hexagonales. Les côtés verticaux du patron correspondent à un petit cercle dessiné sur le tore en bois, comme sur la figure précédente. J’ai enfin peint les zones. Observez le patron : quels sont les voisines de la zone violette ? Celles de la zone orange ?
Nous voici familiers avec la version « carrée » du tore. Il me reste à expliquer comment je suis parvenu au coloriage ci-dessus de cette version carrée du tore. C’est l’objet des deux parties suivantes.
2. Chaque carte est codée par un graphe.
Encore une fois, on va simplifier le problème : la forme des régions n’est pas si importante, ce qui compte, c’est le contact entre elles. Nous allons modéliser ce contact le plus simplement possible.
Cette partie se comprend encore essentiellement par des dessins. Si vous dessinez une carte partageant une surface en différentes zones, vous pouvez alors tracer sur la surface le graphe dual de cette carte. Attention, le mot graphe a (au moins) deux sens en mathématiques. Il signifie ici « ensemble de points dont certains sont reliés entre eux par des traits », et pas « représentation graphique d’une fonction ».
Vous symbolisez chaque zone par un point (un « sommet » du graphe) que vous placez dans la zone. Ensuite, vous reliez deux points s’ils sont situés dans des zones ayant une frontière commune. Il suffit pour cela de tracer une route du premier point au deuxième (une « arête » du graphe), traversant la frontière commune. Une moitié de la route est intégralement située dans la première zone, l’autre, dans la deuxième. De la sorte, on peut s’arranger pour qu’aucune des routes tracées, les arêtes, n’en rencontre une autre, excepté aux sommets. Voici, par exemple, une carte partageant la sphère en quatre zones « triangulaires ». On remarque d’ailleurs que ces zones ont une frontière commune avec chacune des trois autres.
Voici alors, tracé en trait fin sur la sphère, le graphe dual de cette carte. Ici, chaque sommet est relié à tous les autres car chaque région touche toutes les autres. J’ai en outre représenté, à côté, ce graphe dual de façon abstraite. Ce sont quatre « sommets », tous reliés entre eux par des « arêtes »
Pour le plaisir de la géographie, et pour être sûr d’être totalement clair, je présente un autre exemple. Voici la carte des 27 Etats membres de l’Union Européenne en 2009, sans leurs îles et sans Gibraltar, pour simplifier.
Construisons son « graphe dual ». On symbolise chaque Etat par un point — un « sommet » du graphe, placé n’importe où sur son territoire. Ensuite, on relie deux sommets par un trait — une « arête » du graphe — si les deux Etats symbolisés ont une frontière terrestre commune. On peut le faire de sorte qu’aucune arête n’en croise une autre, excepté aux sommets du graphe.
Voici enfin le graphe seul. On a oublié la carte. La seule information conservée est donc : qui a une frontière avec qui (pour bien faire, il aurait certes fallu étiqueter les sommets). On voit ainsi que l’Allemagne est l’Etat de l’Union ayant le plus d’Etats membres voisins : huit. Ensuite vient l’Autriche avec six. Malte et Chypre, elles, n’en ont pas.
Cette construction peut s’effectuer dans l’autre sens. A partir d’un graphe tracé sur une surface, sans croisement d’arêtes, construisons une carte dont ce graphe est le graphe dual. Voici deux exemples de graphes, tracés sur le plan.
Le premier graphe est autorisé, mais pas le deuxième : en bas, deux arêtes se croisent en un point qui n’est pas un sommet. Oublions ce dernier.
On peut alors noyer chaque sommet du premier graphe dans une zone de couleur, englobant toutes les demi-arêtes qui partent de lui. Ces zones ont alors une frontière commune exactement quand les sommets correspondants sont reliés par des arêtes.
Petite devinette ayant un air de famille avec ce qui va suivre. Quelle carte bien connue a-t-elle pour graphe dual le graphe suivant, qu’on imagine se poursuivant indéfiniment ?
Vous voici familiers des graphes duaux des cartes. Revenons à notre mouton. Le problème « trouver une carte partageant le tore en sept régions se touchant toutes mutuellement » revient au même que « dessiner sur le tore un graphe à sept sommets, chacun relié à tous les autres, sans que les arêtes se croisent ». Cette nouvelle formulation oublie la forme des zones pour ne retenir que l’unique donnée qui nous intéresse : qui touche qui. C’est une étape très courante d’un raisonnement mathématique : distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est pas, pour résoudre une question, et coder ce qui est important de la manière la plus simple possible.
Voici donc le graphe que j’ai tracé sur un tore. Bien sûr, j’ai considéré que le tore est un carré dont les côtés opposés sont identifiés.
Les sommets sont les points gris. Un des sommets, situé aux angles du carré, est visible sous forme de quatre quartiers, qui se recollent en un point entier lorsqu’on reconstitue le tore. Vous voyez donc sept sommets, chacun relié à tous les autres par des arêtes qui ne se croisent pas. Il me restait à noyer chaque sommet dans une zone de couleur, hexagonale, pour obtenir la carte recherchée. Sur la photo ci-dessous, les sommets sont simplement les croisements d’arêtes. Le carré symbolisant le tore est légèrement décalé par rapport à la figure ci-dessus : le sommet précédemment placé dans les angles du carré est cette fois situé au milieu des côtés gauche et droit.
Vous savez à présent comment j’ai peint le tore. Mais sur le fond, il reste une question : la partie qui précède nous a ramené au problème « dessiner sur le tore un graphe à sept sommets, chacun relié à tous les autres, sans que les arêtes se croisent ». Comment faire ? En tâtonnant, ce n’est pas si facile.
En fait, j’avais déjà rencontré un coloriage du tore à 7 zones toutes mutuellement voisines et me souvenais du principe. Cependant, ce dessin était irrégulier, et je voulais peindre une version bien régulière :
- avec des hexagones, car chaque zone a six voisines,
- avec des hexagones tous semblables, comme dans le nid d’abeille plus haut.
Pour cela, il me fallait construire une version bien régulière du graphe. Seule cette version me ferait mieux comprendre comment il « fonctionne ». Je l’ai fabriqué à partir de lacets « rectilignes ».
3. On peut obtenir un graphe bien régulier en utilisant des « droites » du tore
Souvenez-vous du graphe du plan à maille triangulaire un peu plus haut, celui qui est dual du nid d’abeilles (imaginez le graphe continuant indéfiniment) :
Chaque sommet a six voisins : six arêtes partent de chaque sommet. Par ailleurs il est bien régulier en ce sens que les arêtes successives s’enchaînent, pour former des droites, selon trois directions : des droites horizontales, des droites inclinées « montantes » et des droites inclinées « descendantes ».
J’aimerais dessiner quelque chose de semblable sur le tore, avec cette fois exactement sept sommets (il n’est pas dit a priori que ce soit possible). Autrement dit, j’aimerais trouver trois droites sur le tore, qui se croisent les trois ensemble à chaque carrefour. Si un carrefour voit passer trois droites, c’est donc que six arêtes en partent : on peut en effet emprunter chaque droite dans deux sens, en partant du carrefour. Chaque carrefour aurait donc six voisins. Si j’y arrive, et que je forme sept carrefours, j’aurai donc gagné. Ah, un détail : qu’est-ce qu’une « droite » sur le tore ? C’est simplement un trait rectiligne... quand on le voit sur le carré représentant le tore.
Utilisant mes souvenirs, j’ai alors considéré les trois « droites » A, B et C suivantes :
Notez comme d’habitude que ces droites sont cohérentes avec les recollements haut-bas et droite-gauche du carré. Suivez le trajet de chacune... vous allez toujours tout droit et finissez par revenir au point de départ. On remarque alors que les droites A et B se croisent exactement 7 fois, et que la droite C coupe elle-même A et B exactement en ces sept points. On a gagné : en décrétant que ces points d’intersection sont les sommets d’un graphe, et que les portions de droites entre les sommets sont les arêtes du graphe, on obtient, comme voulu, un graphe à sept sommets, six arêtes s’échappant de chaque sommet pour le joindre aux six autres.
Le voyage est terminé, vous connaissez les coulisses de la conception du tore.
J’ajoute une petite excursion pour ceux qui ont encore du courage et de la curiosité. En effet, parler de « patron carré » et de « droites » du tore nous fait passer tout près du monde des lacets du tore : vous avez les outils pour les comprendre, et ils sont des objets massivement utilisés par les mathématiques d’aujourdhui, depuis H. Poincaré à la fin du 19ème siècle plus précisément.
Cette excursion vous permettra en outre de voir les zones colorées du tore comme trois colliers de perles, enroulés de trois manières différentes autour du tore.
Remerciements. Je remercie J. Germoni, S. Cantat et X. Caruso pour leur relecture attentive et leurs suggestions nombreuses et utiles.
Notes
[1] Plus exactement, j’ai conçu et peint l’anneau. Mais je l’ai fait tailler, en bois d’aulne et sur mesure, par un tourneur sur bois, métier que j’ai découvert à cette occasion.
[2] Il est frappant que ces théorèmes des 7, 8, 9 couleurs, etc, sur des surfaces apparemment compliquées, ont été prouvés en 1968, donc bien avant le théorème des quatre couleurs pour le plan. Ce devait être plus facile ; j’ignore pourquoi.
[3] Si cette excursion dans le monde des Pac planètes, les tores, vous plaît, je vous conseille la lecture de ce travail
de lycéens de Talence dans le cadre de l’association Maths en jeans. Il a été encadré par mon collègue Pierre Mounoud et fait toucher des maths profondes et tout à fait contemporaines, sous une formulation simple.
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Pour citer cet article :
Charles Boubel — «Devinette multicolore» — Images des Mathématiques, CNRS, 2010
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Commentaire sur l'article
Théorèmes des n couleurs
le 10 février 2010 à 10:28, par Benoît Kloeckner