La regula falsi
Piste verte Le 5 juin 2017 Voir les commentaires (5)
Nos amis des bords du lac Léman, Jérôme Gavin et Alain Schärlig, nous invitent à nous promener dans de vieux problèmes de fausse position médiévaux, un sujet auquel ils ont consacré un livre [1] cité en bibliographie. Nous les remercions chaleureusement de leur envoi et vous proposons de les suivre, dans une version adaptée afin qu’elle s’insère dans notre rubrique.
Quand un humoriste veut se moquer des maths – ou de ceux qui les enseignent ! – il le fait le plus souvent en brodant sur une histoire de robinets qui coulent, ou de baignoires qui se vident. Et c’est de bonne guerre pour capter la sympathie de son auditoire, car dans la mémoire de nombreux adultes ces énoncés évoquent de mauvais souvenirs. Et ils font même monter en eux des désirs de vengeance.
Or si ces problèmes ont fait chauffer – et font encore chauffer – les méninges de tant d’élèves, c’est tout simplement parce qu’ils sont victimes d’une erreur de casting : on se croit obligé de les résoudre par l’algèbre et, dans ce cas, ils sont ardus ; alors qu’ils peuvent être résolus très facilement et par une méthode bien plus accessible.
Ils ont été inventés en effet des centaines d’années avant l’algèbre, pour illustrer de manière ludique – et facile – un autre mode de résolution : mal nommé en français la fausse position et mieux désigné par les maîtres de calcul allemands de la Renaissance (qui aimaient le latin) comme la regula falsi – la règle du faux –, ce procédé a permis à de nombreuses civilisations antiques de progresser sans connaître l’algèbre. On en trouve notamment des traces chez les anciens Egyptiens, deux mille ans avant notre ère, tandis que l’algèbre n’est arrivée en Europe qu’au XIIIe siècle et n’a été utilisable efficacement dans nos contrées qu’à partir du XVIIe.
On a ainsi pu résoudre, pendant des siècles, tous les problèmes que nous appelons du premier degré, et notamment ceux qui mettent en jeu des robinets. Mais ces exemples étaient tellement entrés dans les mœurs qu’on n’a pas vu, quand on s’est mis à enseigner l’algèbre, qu’ils étaient inadéquats… et plus du tout amusants. Ils sont donc restés dans la collection, par pure tradition !
Concentrons-nous donc sur les histoires de liquide, qui sont notre sujet : celles où il est question de robinets, de citernes, d’étangs, de fontaines ou encore de baignoires. On en trouve tout au long de l’histoire du calcul.
Et la plus ancienne se trouve à notre connaissance dans les Neuf chapitres, un ouvrage de calcul chinois que certains datent du IIe siècle avant notre ère. Cet énoncé n’est pas là pour amuser la foule. Son rôle est d’illustrer la méthode de la fausse position par un exemple tiré de la vie de tous les jours : un étang est alimenté par cinq canaux de débits différents et l’élève doit calculer combien de temps il faudra pour le remplir. Nous y reviendrons au problème 2.
Voici d’abord un exemple moderne illustrant la méthode de fausse position.
Problème 1 : un bassin et quatre robinets
Un bassin vide est alimenté par quatre robinets. Le premier pourrait le remplir en 1 heure, le deuxième en 2 heures, le troisième en 3 heures et le quatrième en 6 heures. Combien de temps faudra-t-il pour le remplir si l’on ouvre les quatre robinets à la fois ?
Solution 1
Le truc est à la portée de tous : on commence par imaginer un résultat, sachant bien que le nombre choisi est faux, puis on le pose provisoirement comme s’il était juste. D’où le nom de fausse position.
Faux pour faux, on choisit un nombre confortable, qui sera facile à travailler. Ici, compte tenu de l’énoncé, on choisit 6 heures. Puis on essaie, en sachant qu’avec ce nombre on n’arrivera pas au résultat voulu : en 6 heures, le premier robinet remplirait 6 fois le bassin ; le deuxième le remplirait 3 fois, le troisième 2 fois et le dernier 1 fois. Soit en tout 12 bassins, ce qui est beaucoup trop. Mais… si, en 6 heures, on remplit 12 bassins, alors combien d’heures faudra-t-il pour n’en remplir qu’un ? La réponse est évidente, c’est une demi-heure !
Commentaire
Ici le calcul saute aux yeux. Parce que ces problèmes de robinets sont un cas particulier de la fausse position dans lequel il suffit de diviser la valeur fausse par le résultat faux. Dans le cas général, quand on applique la fausse position à d’autres problèmes, l’affaire se termine un peu moins facilement : il faut passer par une règle de trois, qui ne se calcule pas toujours de tête. Nous commentons le procédé dans un post scriptum, car c’est un peu en-dehors de notre sujet.
Problème 2 : Le remplissage de l’étang chinois
La plus ancienne apparition de la méthode de fausse position se trouve à notre connaissance dans les Neuf chapitres [2], un ouvrage de calcul chinois que certains datent du IIe siècle avant notre ère.
Regardons le problème de l’étang chinois. Un étang est alimenté par cinq canaux de débits différents et l’élève doit calculer combien de temps il faudra pour le remplir. Le premier canal le remplirait en un tiers de jour, le deuxième en un jour, le troisième en deux jours et demi, le quatrième en 3 jours et le cinquième en 5 jours. Si au départ l’étang est vide, combien de temps faudra-t-il pour le remplir si l’on ouvre les cinq canaux ?
Notre suggestion : essayer avec 15 jours
Problème 3 : un lion grec, au Ve siècle
L’étang chinois est le plus ancien problème connu dans la famille des robinets. Mais en voici un autre, dû vraisemblablement à Métrodore, un auteur grec du Ve siècle de notre ère, quand le jour était compté pour 12 heures.
Je suis Lion de bronze. Mes deux yeux, ma gueule et le creux de mon pied droit sont autant de fontaines. Pour remplir le bassin, mon œil droit met 2 jours, mon œil gauche en met 3 et mon pied en met 4 ; à ma gueule, il suffit de 6 heures. Quel temps vont mettre, réunis, mes yeux, mon pied et ma gueule ?
Notre suggestion : essayer avec 12 jours
A quelques siècles de là, en 1202, c’est Léonard de Pise [3] qui propose à son tour quelques problèmes de robinets dans son Liber abaci, un livre qui a fait connaître les chiffres arabes en Europe et par là-même le calcul écrit (qui n’était pas possible avec les chiffres romains). Perdus dans les 426 pages du manuscrit, quelques énoncés mettent en jeu une cuve pourvue de quatre ouvertures, puis la même alimentée par quatre tuyaux, puis un autre récipient comportant quatre trous superposés et posant des problèmes de plus en plus compliqués. Voici le premier, qui est aussi le plus simple.
Problème 4 : Une cuve à Pise, en 1202
Une cuve a quatre ouvertures. Par la première, la cuve peut être vidée en 1 jour, par la deuxième en 2, par la troisième en 3 et par la quatrième en 4 ; on demande en combien d’heures la cuve se videra si lesdites quatre ouvertures sont ouvertes en même temps.
Notre suggestion : essayer avec 12 jours
Problème 5 : Un récipient à Byzance, au XIVe siècle
Un autre problème historique nous vient de Byzance [4] et date du XIVe siècle. Celui-ci se calcule réellement de tête.
Un récipient est pourvu de cinq tuyaux. Le premier tuyau le remplit en deux heures, le deuxième en trois heures et le troisième en quatre heures ; mais dans le même temps, le quatrième le vide en six heures et le cinquième en quatre heures. Si tous les tuyaux sont ouverts en même temps, au bout de combien d’heures le récipient déborde-t-il ?
Cet énoncé a connu d’innombrables variantes, avec notamment un robinet d’eau chaude, un d’eau tiède et un d’eau froide, placés sur une baignoire dont le bouchon n’est pas bien posé et dans laquelle un saboteur à percé un trou…
Notre suggestion : essayer avec 12 heures
Johann Widmann a écrit l’un des plus anciens livres [5] de calcul en allemand, publié à Leipzig en 1489. C’est dans ce livre que sont notamment apparus pour la première fois les signes plus et moins. Et on y trouve évidemment un passage sur la fausse position.
Problème 6 : Un tonneau à trois ouvertures, à Leipzig en 1489
Il s’agit de l’histoire d’un tonneau plein d’eau, percé de trois ouvertures plus ou moins larges, elles-mêmes fermées par des bouchons plus ou moins gros. Quand on retire le plus gros bouchon, l’eau sort en 1 heure ; quand on enlève le deuxième bouchon, l’eau sort en 2 heures ; et quand on retire le plus petit bouchon, l’eau sort en 3 heures. On demande en combien de temps le tonneau se videra si l’on retire les trois bouchons à la fois.
Notre suggestion : essayer par vous-même.
On peut remarquer que l’illustrateur n’avait certainement pas compris le problème, car, avec des ouvertures correspondant aux bouchons telles qu’il les a dessinés, le tonneau ne se viderait jamais complètement !
Robert Recorde était gallois et médecin. A ce titre, il soignait le roi d’Angleterre à Londres. Mais cela ne l’a pas empêché d’écrire l’un des plus anciens livres de calcul en anglais [6], paru en 1552. Au chapitre de la fausse position, son exemple est une citerne comportant quatre robinets ; donc un problème très semblable au tonneau de Widmann.
On peut noter en passant que dans un second livre, daté de 1557, Recorde a défini le signe égal – et l’a utilisé pour la première fois –, complétant ainsi l’ invention du plus et du moins de Widmann.
Problème 7 : Une citerne à Londres, en 1552
Une citerne pourvue de quatre robinets contient 72 barils d’eau. Quand le plus gros robinet est ouvert, l’eau en sort en 6 heures ; avec le deuxième, cela prend 8 heures ; avec le troisième, 9 heures ; et avec le quatrième, cela nécessite 12 heures. On demande combien de temps il faudra pour vider la citerne si tous les robinets sont ouverts.
Notre suggestion : essayer avec 72 heures
Remarques finales
Dans le cas général, le procédé de la fausse position aboutit in fine à une règle de trois : on multiplie la valeur fausse qu’on a choisie par le résultat juste qu’on doit atteindre, puis on divise ce produit par le résultat faux qu’on a trouvé. Dans notre premier exemple, on multiplierait 6 heures, valeur fausse, par 1 bassin, résultat à trouver ; puis on diviserait par 12 bassins, résultat faux.
Or dans les problèmes de robinets qui nous intéressent, le résultat qu’il faut trouver est en général 1. C’est donc encore plus simple : la multiplication par 1 est sous-entendue, ce qui fait qu’on se contente de diviser la valeur fausse par le résultat faux.
Mais quoi qu’il en soit, les calculs sont extrêmement réduits même dans le cas général. Tout ce qu’il faut calculer, c’est une multiplication et une division, ce qui est vraiment peu. Au pire, cela nécessite de recourir à un morceau de papier et à un crayon.
Restons dans les mathématiques pour souligner encore ceci : pour pouvoir appliquer la règle de trois, il faut qu’il y ait proportionnalité dans l’histoire racontée ; en conséquence, la fausse position simple, c’est-à-dire celle que nous avons évoquée ici, ne peut malheureusement être utilisée que pour résoudre les problèmes linéaires du premier degré. C’est certainement ce qui lui a valu de disparaître.
Nous reprendrons le thème de la linéarité dans d’autres articles, à suivre…
C’est pourtant simple !
Ainsi, tout au long de l’Histoire, les problèmes de robinets ont servi d’exemples pédagogiques simples. Jusqu’à ce qu’on mette en congé la fausse position et qu’on s’obstine à les faire résoudre par l’algèbre, avec laquelle ils ne sont plus simples. Et c’est ainsi que de beaux problèmes ont acquis une mauvaise réputation. Quel dommage !
Article édité par Jean-Pierre Escofier et Sébastien Kernivinen.
Notes
[1] GAVIN Jérôme et SCHÄRLIG Alain [2012] – Longtemps avant l’algèbre : la fausse position ; ou comment on a posé le faux pour connaître le vrai, des Pharaons aux temps modernes, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 224 p.
[2] CHEMLA Karine et SHUCHUN Guo [2004] – Les neuf chapitres, le classique mathématique de la Chine ancienne et ses commentaires, Dunod, Paris, 1119 p.
[3] BONCOMPAGNI Baldassare [1857] – Scritti di Leonardo Pisano, volume I, Il Liber Abbaci di Leonardo Pisano pubblicato secondo la lezione del codice Magliabechiano C. I, 2616, Badia Fiorentina, N° 73, Rome, 459 p.
[4] VOGEL Kurt [1968] – Ein Byzantinisches Rechenbuch des frühen 14. Jahrhundert, Hermann Böhlaus Nachfolger, Wien, 173 p.
[5] WIDMANN Johannes [1489] – Behende und hübsche Rechenung auff allen kauffmanschaft, imprimé par Conrad Kacheloffen, Leipzig, 236 folios non numérotés.
[6] RECORDE Robert [1573] – The Ground of Arts, Teachyng The Perfect Worke And Practice of Arithmetike, R. Wolfe, Londres, 251 folios non numérotés. Reproduction en facsimilé par Early English Books Online, sans date ni lieu.
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Pour citer cet article :
Jérôme Gavin, Alain Schärlig — «La regula falsi» — Images des Mathématiques, CNRS, 2017
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