Les maths, le jonglage et les femmes
Le 11 juillet 2009 Voir les commentaires (1)
Ceux qui lisent attentivement mes billets savent déjà que je pratique depuis assez longtemps le jonglage... Pour situer mon niveau d’amateur éclairé, j’ai l’habitude de dire que je ne me suis jamais retrouvé dans un tel état d’ébriété que je n’aurais plus été capable de jongler à 5 balles (ceci dans le but transparent de me faire immédiatement payer des coups à boire par l’auditoire sceptique).
Il semble que dans le petit monde du jonglage les personnes ayant une formation mathématique soient surreprésentées. Il existe d’ailleurs une littérature jonglo-mathématique assez abondante : par exemple le lecteur pourra consulter la liste des 160 références données dans le livre « The Mathematics of Juggling » écrit par le mathématicien australien Burkard Polster et publié par l’éditeur scientifique Springer en 2002.
On y trouvera en particulier le grand mathématicien David Eisenbud qui a cosigné un article intitulé « Juggling drops and descents » [1].
J’ai moi-même écrit quelques notes à titre personnel, que vous trouverez si vous cherchez un peu sur ma page web : mais soyez prévenus qu’elles sont d’un abord guère plus aisé que mes articles de recherche !
Cliché numéro un dans la bouche des gens avec qui je discute quand je jongle dans les endroits publics : « ah vous êtes mathématicien, ça doit vous aider pour calculer les trajectoires ! » (ah ah vous êtes la 1483ème personne à me faire la remarque, merci). Pourtant le lien le plus évident entre les deux disciplines pour un mathématicien est le système de codage des séquences rythmiques jonglables (« siteswaps » dans le jargon), qui s’expriment à l’aide de suites de chiffres. C’est d’ailleurs à cet aspect que sont consacrées les publications mentionnées ci-dessus.
Je ne veux pas m’étendre trop ici sur l’explication du système, je vais juste donner un exemple : 441 est une rythmique de jonglage à 3 balles. Cela signifie : lancer la première balle (disons bleue) à la hauteur adéquate pour qu’elle retombe 4 temps plus tard, lancer la seconde balle (rouge) pour qu’elle tombe 4 temps plus tard, lancer la troisième balle (jaune) pour qu’elle tombe 1 temps plus tard, au temps suivant la balle jaune arrive on la relance à hauteur 4, au temps suivant la balle bleue arrive on la relance à hauteur 4, au temps suivant la balle rouge arrive on la relance à hauteur 1, etc.
Si vous n’avez rien compris à la phrase précédente et que vous n’avez pas un ami jongleur qui peut vous montrer ce que cela donne « en vrai », il peut être utile de regarder une animation graphique correspondant à la séquence. Dans l’ouvrage de Polster cité plus haut, le lecteur trouvera à la fin du chapitre introductif une liste des principaux programmes informatiques qui permettent de visualiser des siteswaps ; je vous en donne un de plus, développé par mon camarade jongleur Arnaud Belo, que vous pourrez utiliser en ligne : jugglemaster.
Noter que dans la rythmique 441 il y a exactement une balle qui arrive sur chaque temps ; on peut s’amuser à chercher à dénombrer les séquences avec cette propriété (pour un nombre de balle et une périodicité fixés) et à explorer les propriétés de telles séquences (par exemple 441 est une séquence jonglable à 3 balles car 3 est la moyenne de 4,4 et 1, alors que 55613 est un rythme jonglable à 4 balles...). Si vous voulez en savoir plus, lisez Polster, encore qu’à mon avis dans un premier temps il est plus profitable et amusant d’explorer tout ça tout seul, crayon et papier d’un côté et les balles de l’autre.
Au-delà de cet usage de chiffres pour coder des rythmiques de jonglage, je suis convaincu qu’il existe des similarités à un niveau plus profond entre les pratiques des mathématiques pures et du jonglage.
Il s’agit en effet de deux disciplines qui demandent un investissement personnel énorme, durant plusieurs années (décennies ?), investissement complètement disproportionné en regard de la maîtrise toute relative à laquelle on accède. D’autre part, mathématiques et jonglage ont encore ceci en commun qu’ils sont socialement perçus comme étant vaguement inutiles : disons simplement que ma belle-mère, anéantie en apprenant que sa fille fréquentait un jongleur, n’a été que médiocrement rassurée en apprenant que je gagnais en fait ma vie en tant que mathématicien.
J’ai l’impression d’ailleurs que la pratique de ces passe-temps ésotériques est socialement mieux tolérée chez les hommes, ce qui explique sans doute en grande partie le déficit de femmes chercheuses en mathématiques (quelle proportion d’enseignantes-chercheuses recrutées le printemps dernier en mathématiques ?) , ainsi que de femmes sachant jongler à 5 balles (quelle proportion de femmes lors de la compétition amicale d’endurance à 5 balles lors de la convention européenne de jonglage 2009 qui se tient en ce moment-même à Vitoria ? [2])
Notes
[1] Amer. Math. Monthly 101 (1994)
[2] En tous cas en 2002 à Bremen ce n’est pas une fille qui a gagné : c’est moi !
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Pour citer cet article :
Stéphane Lamy — «Les maths, le jonglage et les femmes» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
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Commentaire sur l'article
Les maths, le jonglage et les femmes
le 13 juillet 2009 à 12:13, par c_sabbah