Peut-on dénouer l’icosaèdre ?
Rectangles d’or et tricoloriages de Fox
Piste rouge Le 10 mars 2013 Voir les commentaires (4)Lire l'article en


Vous connaissez l’icosaèdre ? Vous savez, ce solide régulier [1] à 20 faces triangulaires connu depuis l’antiquité [2]. On en a discuté ici, et on a évoqué ses grands cousins là. En voici (presque ? [3]) un modèle gallo-romain en cristal de roche [4].
Constructions réelles...
Le prendre en photo c’est bien, mais le construire c’est mieux. On peut le faire à la main à partir d’un patron plan (cf. par exemple ici), ou en utilisant des jeux de construction.
Construction virtuelle...
Mais si on veut le représenter virtuellement, c’est-à-dire qu’un ordinateur le dessine via un logiciel graphique, il faut pouvoir spécifier la position de ses sommets. Pour un ordinateur, la position d’un point $P$ est la donnée de ses trois coordonnées $(x,y,z)$. Une question se pose donc naturellement : y a-t-il un icosaèdre dont les sommets ont des coordonnées « simples » ?
Une réponse possible est la suivante : prenez trois rectangles d’or de même taille, c’est-à-dire des rectangles égaux dont le rapport de la longueur et de la largeur égale le nombre d’or $\tau={1+\sqrt{5}\over 2}\simeq 1,61$.
- Un rectangle d’or gris
Maintenant, placez-les de sorte qu’ils soient centrés en l’origine du repère, que leurs côtés soient parallèles aux axes de coordonnées, qu’ils soient dans trois plans différents et que leurs contours ne se rencontrent pas. Vous obtenez alors ceci :
- Trois rectangles d’or gris enchâssés
Quel rapport avec notre question ? Eh bien, si l’on s’est fatigué à prendre des rectangles d’or, c’est parce qu’alors les douze sommets de nos trois rectangles enchâssés sont les sommets d’un icosaèdre régulier [5].
- Trois rectangles d’or gris, enchâssés et emballés
Construction impossible ?
Ceci permet d’imaginer une autre construction à la main de l’icosaèdre : on découpe trois rectangles d’or de même taille dans du carton, on les fend en leur milieu, puis on les glisse les uns dans les autres perpendiculairement. Enfin, on peut tendre un tissu léger autour de ce « squelette » pour obtenir l’icosaèdre de la figure précédente.
Sauf que cette construction semble impossible ! S’il est facile de faire glisser l’un des rectangles fendus dans un autre, on ne peut apparemment pas le faire pour les trois à la fois, à moins de déchirer le bord de l’un d’eux.
Comment prouver l’impossibilité avec de petits dessins ?
Imaginons que nous puissions construire notre squelette sans déchirer nos trois rectangles troués. Si l’on pouvait agrandir leur trou, on pourrait les déformer simultanément comme ceci...
... pour arriver à cet enchâssement de cadres.
À l’inverse, on pourrait séparer les trois cadres de cet enchâssement sans les couper : en quelque sorte nous dénouerions l’icosaèdre...
Pour prouver que c’est impossible, arrondissons l’enchâssement précédent ainsi :
Ça ne vous rappelle rien ? C’est un entrelacs [6] qui a déjà été objet du mois sur ce site...
Pour le voir, commençons par marquer précisément quelle boucle passe au-dessus de quelle autre : nous obtenons ainsi un diagramme [7] de notre entrelacs.
Maintenant, nous allons transformer ce diagramme, comme si les trois boucles fermées de notre entrelacs étaient en caoutchouc, et qu’on pouvait les déformer ou les étirer, sans jamais les couper. Nous allons procéder zone par zone. Commençons par cette zone bleue :
Faisons passer le brin de dessus par dessus le croisement, comme ceci :
Maintenant, attaquons cette zone rouge,
et rétractons la boucle qui dépasse sur l’autre :
On peut procéder maintenant de même avec les deux autres boucles,
pour arriver à cette figure :
Il ne reste plus qu’à tendre un peu les brins du milieu, comme ceci
pour arriver, en arrondissant les boucles, aux anneaux borroméens :
Ainsi, par de petites transformations élémentaires (dans les zones roses et bleues), on est passé d’un diagramme à un autre du même entrelacs. C’est un résultat général :
Deux diagrammes quelconques d’un même entrelacs se déduisent l’un de l’autre par une succession finie de transformations élémentaires.
Quel est le rapport avec notre problème ? Eh bien, si l’on pouvait construire un squelette d’icosaèdre à partir de trois rectangles troués sans les déchirer, on pourrait en suivant la transformation précédente enlacer sans les couper trois boucles bien séparées (les bords des rectangles) pour obtenir les anneaux borroméeens.
Autrement dit, on pourrait effectuer cette transformation de diagrammes :
Donc, d’après le résultat cité précédemment, on pourrait passer de l’un à l’autre des diagrammes ci-dessus par une suite de transformations élémentaires. C’est l’impossibilité de ceci que nous allons prouver : on ne peut donc pas dénouer l’icosaèdre !
Tricoloriages de diagrammes
L’idée de ce qui suit est due à Ralph Fox [10] et date de la fin des années 1950.
Fixons un diagramme d’un entrelacs quelconque (par exemple du nœud de trèfle) :
Ce diagramme est formé d’un certain nombre de morceaux (les arcs), dont les bouts éventuels se trouvent en ses croisements. Tricolorier le diagramme, c’est colorier chaque arc d’une couleur parmi trois fixées au départ (par exemple rouge, bleu et vert), de sorte qu’à chaque croisement :
- soit les trois arcs concernés sont de la même couleur,
- soit ils sont tous les trois de couleur différente.
Par exemple, parmi les trois figures ci-dessous, deux seulement sont des tricoloriages valables du diagramme précédent.
Maintenant, comptons les tricoloriages valables de notre diagramme : il y en a 9.
On peut faire le même travail avec les deux diagrammes liés à notre problème initial :
- le diagramme de gauche formé de trois anneaux séparés compte trois arcs (les trois boucles) et aucun croisement. Il n’y a donc aucune contrainte de coloriage : chacune des trois boucles peut être coloriée d’une des trois couleurs sans restriction. Il y a donc $3\times 3\times 3=27$ tricoloriages valables de ce diagramme.
- le diagramme de droite des anneaux borroméens, lui... eh bien je vous laisse [11] vérifier qu’on ne peut le tricolorier valablement que de trois façons : soit tout rouge, soit tout vert, soit tout bleu.
Or, et c’est là le point décisif,
on ne change pas le nombre de tricoloriages valables d’un diagramme en lui appliquant une transformation élémentaire.
Ceci implique que tout diagramme d’un entrelacs obtenu à partir de trois boucles séparées peut être tricolorié de 27 façons différentes, puisqu’on peut l’obtenir à partir du diagramme de gauche par une succession de transformations élémentaires. De même, tout diagramme de l’entrelacs borroméeen [13] peut-être tricolorié de seulement 3 façons différentes. Puisque $27\neq 3$, la transformation de diagrammes considérée est impossible.
Notre enchâssement de rectangles d’or troués est bien impossible, et, réciproquement, on ne peut pas dénouer l’icosaèdre.
Un petit exercice pour conclure
Le diagramme formé d’un seul cercle compte 3 tricoloriages, et celui du nœud de trèfle en compte 9, comme on l’a vu. Conclusion : on ne peut pas passer de l’un à l’autre de ces diagrammes par une suite de mouvements élémentaires et donc, on ne peut pas créer le nœud de trèfle à partir d’une boucle non nouée sans la couper.
De la même façon, je vous propose quelques nouages-dénouages (ou enlacements-désenlacements) envisageables. Saurez-vous prouver s’ils sont possibles ou non ?
Je remercie Clémence Rigolet pour sa question à l’origine de cet article, et Carine Apparicio pour l’idée de la construction impossible en carton.
Je remercie de plus Patrick Popescu-Pampu pour ses remarques efficaces sur une première version de ce texte, Étienne Ghys pour sa remarque cristalline, ainsi que Laurent Bétermin, Nicolas Bedaride, Thierry Monteil et Paul Laurain pour leur relecture attentive et leurs suggestions.
Notes
[1] On pourrait aussi dire icosaèdre en pensant à un solide à 20 faces pas forcément égales (ni forcément triangulaires d’ailleurs), mais nous ne le ferons pas ici.
[2] c’est en effet l’un des solides platoniciens
[3] Étienne Ghys me fait remarquer que ce modèle, étant taillé dans du cristal de roche, ne peut être un icosaèdre régulier : les symétries possibles dans les cristaux n’incluent pas celle de celui-ci. C’est plus probablement un pseudoicosaèdre. Pour en savoir plus, cette page semble un bon point d’entrée...
[4] exposé au Musée départemental Jérôme Carcopino d’Aléria, en Corse ; on pourra en trouver une meilleure photo en page 38 du catalogue.
[5] la lectrice qui s’y connait pourra s’en convaincre par le calcul à partir des coordonnées de ces sommets : elles sont de la forme $(\pm \tau,\pm 1,0)$, $(0,\pm\tau,\pm 1)$, $(\pm 1,0,\pm\tau)$
[6] En général, un entrelacs est la donnée à déformation près d’une ou plusieurs boucles dans l’espace, nouées ou non, enlacées ou non. Une seule boucle forme un nœud.
[7] c’est à dire une représentation plane de l’entrelacs obtenue en le projetant (lui ou l’une des ses déformations) sur un plan bien choisi et en marquant à chaque croisement lequel des deux brins concernés est le plus au-dessus (pour plus de précisions, se reporter par exemple à ceci).
[8] et en appliquant des déformations ne modifiant pas les positions relatives des croisements, mais ça, on le sous-entendra dans la suite...
[9] les transformations I, II et III précédentes sont d’ailleurs appelées mouvements de Reidemeister
[10] cf. J.H. Przytycki, 3-coloring and other elementary invariants of knots pour plus de détails
[11] si, si, j’insiste !
[12] tous s’y ramènent par échange de couleurs
[13] en particulier celui issu des cadres enchâssés, je vous laisse le vérifier !
[14] un peu comme l’empreinte ADN, plus efficace pour distinguer deux individus que la couleur des yeux
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Pour citer cet article :
Clément Caubel — «Peut-on dénouer l’icosaèdre ?» — Images des Mathématiques, CNRS, 2013
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On ne dirait pas...
le 14 mars 2013 à 00:54, par Clément Caubel