Se repérer en Manche le 6 juin 1944
Le 6 juin 2014 Voir les commentaires
6 juin 1944. Les Anglo-américains débarquent en Normandie. Journée héroïque. Il s’agit
pour les alliés de libérer la France, alors occupée par les nazis et gouvernée par le régime collaborationniste de Vichy.
Soixante-dix ans plus tard, la France célèbre ce débarquement historique, au moment, où, hasard du calendrier électoral, un parti qui s’en est pris récemment à la Ligue des Droits de l’homme, vient de remporter les dernières élections européennes.
Mais revenons au 6 juin 1944. Ce jour-là [1] est utilisé pour la première fois à grande échelle,
le système de navigation Decca, qui a la particularité d’utiliser des moyens radio. Ce système repose sur
une propriété fondamentale des hyperboles. Il s’agit donc d’un système de repérage hyperbolique et qui
peut à juste titre être considéré comme l’ancêtre du GPS, et qui restera en place jusqu’en 2001.
Un peu d’hyperboles
Qu’est-ce qu’une hyperbole ? Soient $M$ et $G$ deux points du plan, $d=MG$ la distance
de $M$ à $G$, et $a$ inférieur à $d$. Alors l’ensemble des points $P$ du plan tel que
\[ | PM - PG |=a,\]
est une hyperbole.
Comment utiliser les hyperboles pour se repérer
L’idée est la suivante. Une station radio $M$ émet un signal représenté par une courbe noire vers un navire $N$, une autre $G$ émet un
signal représenté par une courbe verte. Grâce au récepteur, La navire $N$ peut mesurer le décalage entre les deux signaux (plus exactement le déphasage). Sur le graphique
ci-dessous, cela consiste à mesurer le décalage horizontal des deux courbes.
L’information
qu’en tire le navire est que
\[ MN/c - NG/c = d + k T,\]
où $k$ est un entier, et $T$ est la période du signal émis. Si $c$ est la vitesse de la lumière [2], le navire peut évaluer la distance
$MN -NG$ qui est égale à
\[ MN -NG = cd +kTc. \]
$N$ se trouve alors sur un réseau d’hyperboles paramétré par des entiers $k$.
Le jour du débarquement, les fréquences émises par les différentes stations seront des multiples de 14,2 kHz.
En réalité, le navire $N$ ne commence pas à mesurer
sa position au milieu de nulle part, et repère sa position à intervalles réguliers.
Ces intervalles de temps sont suffisamment rapprochés pour que $N$
connaisse la valeur de l’entier $k$ qui intervient [3].
Finalement, le navire $N$ connaît sa position sur un réseau d’hyperboles (réseau vert) de foyers $M$ et $G$. Sur le dessin ci-dessus, $k=2$ pour la position de $N$.
Savoir qu’on se situe
sur une hyperbole n’est pas suffisant, mais si on rajoute une station radio $R$, et si le navire
mesure le déphasage entre le signal noir et le signal rouge émis par $R$,
alors il sait qu’il est sur une hyperbole (rouge) de foyers $M$ et $R$. Un tel ensemble de stations radio forment une chaîne.
En prenant l’intersection de ces hyperboles
il a donc une information plutôt précise. Mais pour que ce soit intéressant, encore fallait-il disposer de cartes
hyperboliques. En voici une, une des fameuses cartes Decca.
- Une carte Decca
- Un récepteur Decca
Un peu d’histoire du système Decca
C’est un ingénieur américain, William J. O’Brien, qui a l’idée d’un système de radio-guidage par mesure de différences
de phases. L’armée américaine étudie d’abord la possibilité d’utiliser un tel système mais l’abandonne en 1939.
O’Brien soumet alors son idée à un ingénieur de la société britannique de disques Decca (qui produira aussi des disques compacts)
et qui l’implémente. L’armée britannique mène les premiers essais aux alentours de l’île de Man en septembre 42. Des
essais concluants ont lieu en janvier 44 en mer d’Irlande, à la suite de quoi l’armée commande 27 appareils de
réception à la société Decca. La chaîne Decca consiste de trois émetteurs radios permettant de se repérer dans la
Manche. Une quatrième station radio est située dans la Tamise, comme leurre (pour renforcer l’hypothèse
d’un débarquement allié au niveau du détroit du Pas de Calais).
Les alliés disposent alors d’un autre système de radio-guidage « Gee » basé sur le même principe, mais moins
précis que le Decca et plus difficile à utiliser. Le récepteur Decca montre le résultat de façon simple sur des cadrans,
un pour chaque signal. La lecture des résultats, le report sur les cartes sont aisés et le système plus précis
que les précédents, notamment « Gee ».
Finalement, peu avant le débarquement, 21 vaisseaux de l’armée britannique seront équipés du récepteur Decca,
pour pouvoir se repérer dans la Manche.
Le 5 juin 1944, 17 dragueurs de mines équipés de ces récepteurs
vont déminer des champs de mines préalablement repérés en Manche. Les champs déminés
seront marqués par des bouées, en préparation au débarquement.
Le système Decca s’est ensuite développé mondialement pour être démantelé seulement en 2001. La dernière chaîne
Decca démantelée se situait au Japon, à Hokkaido.
La précision du système dépendait de différents facteurs :
comme l’angle de croisement des hyperboles, les erreurs de mesure et les erreurs dues à la propagation.
Elle pouvait cependant être excellente de jour, allant de quelques mètres à 1,8 km en limite de portée des émetteurs. La nuit les erreurs
augmentaient,
et des sauts d’hyperboles étaient possibles, correspondants à une ambiguïté sur la valeur du nombre entier $k$.
Où voir des cartes Decca ?
On peut voir des cartes et des récepteurs Decca au musée Argos, Musée Radiomaritime
situé à l’ancienne station Boulogne-radio. Le musée
se situe très exactement dans la ville de Le Portel, tout près de Boulogne, à proximité du phare d’Alprech,
et d’un blockhaus, un des nombreux vestiges du mur de l’Atlantique [4]
Et suivez ce site pour en savoir plus sur ce système Decca.
Dédicace
Je dédie ce texte à mon père, Louis Huyghe.
Je remercie Pierre Baumann pour m’avoir indiqué le site Decca Navigator.
Je remercie tous les bénévoles du musée Argos qui œuvrent pour que perdure la mémoire du « Radio Maritime ».
Je remercie les membres de la rubrique billet pour leur relecture rapide et attentive de ce texte, ainsi que les deux secrétaires de rédaction de IDM.
Vous trouverez plus d’articles et de billets sur la cartographie en général, dans
le dossier du même nom.
Notes
[1] ou plus précisément la veille
[2] soit 300000 km/s, c’est ici la vitesse de propagation des ondes radio.
[3] Par exemple, pour une fréquence de $336 kHz$, la valeur de $cT$ est de environ $900$ m.
[4] même si à cet endroit, il s’agit plutôt
du mur de la Manche.
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Pour citer cet article :
Christine Huyghe — «Se repérer en Manche le 6 juin 1944» — Images des Mathématiques, CNRS, 2014
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